Raymond Queneau et les mathématiques


L'Oulipo

  Raymond Queneau (1903-1976) a participé à l'aventure surréaliste. Il est le créateur, avec le mathématicien François le Lionnais, d'un courant littéraire, l'Oulipo, l'Ouvroir de Littérature Potentielle. Leur idée était de montrer que l'on pouvait écrire des textes magnifiques tout en respectant des contraintes très fortes, des contraintes qui ressemblent pour beaucoup à des structures mathématiques. Un des plus grands manipulateurs de telles formes fut Georges Pérec, à qui l'on doit en 1969 un roman, la Disparition, qui ne contient pas du tout la lettre e, et trois ans plus tard les Revenentes, où cette fois chaque mot doit contenir la voyelle e. On lui doit aussi le plus long palindrome! Un palindrome, c'est un texte qui se lit à l'endroit comme à l'envers, par exemple : Elu par cette crapule! Voici le début et la fin du texte de plus de 3 pages de Georges Pérec qui possède cette propriété :

"Trace l'inégal palindrome. Neige, Bagatelle dira Hercule. Le brut repentir, cet écrit né Pérec. L'art lu pèse trop, lis à vice-versa. Perte c...

[Et à la fin....]

...ce trépas rêvé : ci va! S'il porte, sépulcral, ce repentir, cet écrit ne perturbe le lucre : Haridelle, ta gabegie ne mord ni la plage, ni l'écart".

   Nous vous invitons à un petit voyage chez le maître à penser de l'Oulipo, à travers 3 exemples mathématiques de la littérature de Queneau.

Exercices de style

  Dans Exercices de style, Raymond Queneau raconte 99 fois la même histoire, en jouant sur la façon de les raconter (le fond prime sur la forme!). Nous nous proposons de rappeler la version originale, puis 3 versions que l'on pourrait qualifier de mathématiques!

Version originale

Dans l'S, à une heure d'affluence. Un type dans les vingt-six ans, chapeau mou avec cordon remplaçant le ruban, cou trop long comme si on lui avait tiré dessus. Les gens descendent. Le type en question s'irrite contre un voisin. Il lui reproche de le bousculer chaque fois qu'il passe quelqu'un. Ton pleurnichard qui se veut méchant. Comme il voit une place libre, il se précipite dessus.

Numérique

A 12h17 dans un autobus de la ligne S, long de 10 mètres, large de 2,1, haut de 3,5, à 3km600 de son point de départ, alors qu'il était chargé de 48 personnes, un individu de sexe masculin, âgé de 27 ans, 3 mois, 8 jours, taille 1m72 et pesant 65 kg, et portant sur la tête un chapeau de 35 centimètres, dont la calotte était entourée d'un ruban long de 35 centimètres, interpelle un homme âgé de 48 ans 4 mois 3 jours, taille 1m68 et pesant 77kg, au moyen de quatorze mots dont l'énonciation dura 5 secondes et qui faisait allusion à des déplacements involontaires de 15 à 20 millimètres. Il va ensuite s'asseoir à quelques 2m10 de là.

Géométrique

  Dans un parallélépipède rectangle se déplaçant le long d'une ligne droite d'équation 84x+S=y, un homoïde A présentant une calotte sphérique entourée de deux sinusoïdes,au-dessus d'une partie cylindrique de longueur l>n, présente un point de contact avec un homoïde trivial B. Démontrer que ce point de contact est un point de rebroussement.
  Si l'homoïde A rencontre un homoïde analogue C, alors le point de contact est un disque de rayon R>1. Déterminer la hauteur h de ce point de contact par rapport à l'axe vertical de l'homoïde A...

Ensembliste

  Dans un autobus S considérons l'ensemble A des voyageurs assis, et l'ensemble D des voyageurs debout. A un certain arrêt, se trouve l'ensemble P des personnes qui attendent. Soit C l'ensemble des voyageurs qui montent; c'est un sous-ensemble de P et il est lui-même l'union de C' ensemble des voyageurs qui restent sur la plate-forme et de C'' l'ensemble des voyageurs qui vont s'asseoir. Démontrer que l'ensemble C'' est vide.
  Z étant l'ensemble des zazous, et {z} l'intersection de Z et de C', réduite à un seul élément. A la suite de la surjection des pieds de z sur ceux de y (élément quelconque de C différent de z), il se produit un ensemble M de mots prononcés par l'élément z. L'ensemble C'' étant devenu non vide, démontrer qu'il se décompose de l'unique élément z...

Les fondements de la littérature d'après Hilbert

  "Après avois assisté à une conférence de Wiener (par Norbert bien sûr) sur les théorèmes de Desargues et de Pappus, David Hilbert, attendant le train pour Koenigsberg en gare de Berlin, murmura pensivement : "Au lieu de points, de droites et de plans, on pourrait tout aussi bien employer les mots tables, chaises et vidrecomes [* Un vidrecome est un grand verre à bière que l'on se repasse d'un ami à un autre autour d'une table pour boire chacun son tour*]". De cette réflexion naquit un ouvrage qui parut en 1899 Les fondements de la géométrie dans lequel son auteur établissait de façon définitive (ou provisoirement définitive) l'axiomatique de la géométrie euclidienne et de quelques autres par surcroït. M'inspirant de cet illustre exemple, je présente ici une axiomatique de la littérature en remplaçant dans les propositions de Hilbert les mots "points", "droites", "plans", respectivement par "mots", "phrases", "paragraphes".

Premier Groupe d'axiomes (axiomes d'appartenance) :
  1. Il existe une phrase comprenant deux mots donnés.
    Commentaire : évident.
    Exemple : Soit les deux mots "la" et "la", il existe une phrase comprenant ces deux mots : "le violoniste donne le la à la cantatrice".
  2. Il n'existe pas plus d'une phrase comprenant deux mots donnés.
    Commentaire : Voilà, par contre, qui peut surprendre. Cependant, si l'on pense à des mots comme "longtemps" et "couché", il est évident qu'une fois écrite cette phrase les comprenant, à savoir : "longtemps, je me suis couché de bonne heure", toute autre expression telle que "longtemps je me suis couché tôt" ou "longtemps, je ne me suis couché tard" n'est qu'une pseudo-phrase que l'on doit rejeter en vertu du présent axiome.
    Scholie : Naturellement, si l'on écrit "longtemps je me suis couché tôt", c'est "longtemps, je me suis couché de bonne heure" que l'on doit rejeter en vertu de l'axiome I.2. C'est-à-dire que l'on écrit pas deux fois A la recherche du temps perdu [...]
  3. [...]
  4. b. Tout paragraphe comprend au moins une phrase.
    Commentaire : "Oui", "Non", "Hep", "Pstt" qui ne sont pas des phrases d'après I.3, ne peuvent donc pas former à eux seuls un paragraphe.
  5. [...]
  6. Si deux mots d'une phrase appartiennent à un paragraphe, tous les mots de cette phrase appartiennent à ce paragraphe.
    Commentaire : Se passe de commentaire."

Cent mille milliards de poèmes

  Raymond Queneau a conçu son ouvrage Cent mille milliards de poèmes de telle sorte que chacune des quatorze pages soit découpée en dix bandes indépendantes, chaque bande portant un unique vers. Sur chaque page, on choisit un vers, il y a dix choix possibles. Ce choix fait, on passe à la page suivante, dix autres vers sont disponibles pour former le second vers du poème. Le processus se poursuivant, un petit calcul de dénombremùent montre aisément que l'on peut former 10×...×10=1014 poèmes distincts. Maintenant, à vous, ou à l'ordinateur de jouer!

















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